Par Sophie Ginoux

La traçabilité, et plus largement les notions de qualité, d’environnement et d’éthique, sont devenues des enjeux de la chaîne alimentaire. Réclamé par les consommateurs, exigé par de plus en plus de détaillants, l’accès à cette information permet de repenser le système traditionnel d’étiquetage et d’emballage des produits. Mais il ouvre aussi la voie à de nouveaux modes de communication et de promotion basés sur des technologies émergentes, qui s’apprêtent à révolutionner notre manière de consommer… et de vendre.

Les produits conçus et importés au Canada respectent depuis longtemps certaines contraintes. Comme l’indique Imen Ben Thabet, consultante senior chez le fournisseur de solutions de gestion des risques alimentaires NSF, il existe déjà deux paliers de contrôle : le réglementaire et le normatif. « L’exigence réglementaire à laquelle doivent souscrire tous les producteurs et transformateurs canadiens ainsi que les importateurs a pour premier objectif d’assurer la salubrité alimentaire, explique-t-elle. Il faut pouvoir retracer les produits nocifs et les rappeler au besoin. » Pour ce faire, l’Agence canadienne d’inspection des aliments émet des licences. Toutefois, cette première réglementation a ses limites puisqu’elle ne permet pas de remonter à plus d’un maillon le cycle de fabrication du produit. Une seconde exigence d’ordre normatif a donc été mise en place dans un certain nombre de grandes bannières comme Costco, Métro ou Loblaw. Elle requiert une certification du produit par un auditeur externe avant qu’il n’arrive en épicerie. Cet exercice supplémentaire de contrôle peut commencer, pour les plus petites compagnies, par l’obtention d’une certification de Good Manufacturing Practice. « Toutefois, de plus en plus de producteurs et de transformateurs essaient d’obtenir la certification Global Food Initiative, capable d’effectuer la traçabilité complète non seulement du produit mais aussi de ses ingrédients et de son emballage, indique Imen Ben Thabet. Cela limite les risques de fraude. »

Le risque zéro n’existe cependant pas dans le monde alimentaire. Il suffit de s’attarder à quelques scandales qui ont défrayé la chronique, comme, en 2019, celui de produits européens surgelés censés être à base de bœuf, mais qui contenaient en fait de la viande de cheval. Plus près de nous, on peut penser à la viande de bœuf vendue comme étant du veau (à un moment donné, on retrouvait d’ailleurs dans nos assiettes plus de veau de Charlevoix qu’il ne s’en produisait réellement !), ou encore au récent Buttergate, dont le tollé a été provoqué par la découverte d’acide palmitique dans l’alimentation des vaches de 22 % des fermes laitières au Québec. Si l’on greffe à ces scandales d’autres pratiques courantes de l’industrie alimentaire, comme le fait que le poisson que l’on achète en magasin a peut-être fait le tour du monde entre sa pêche et son arrivée dans les comptoirs, et ce, dans des conditions de salubrité dont on ne sait pas grand-chose, on peut comprendre que les consommateurs exigent plus de transparence de la part des détaillants, qui ont pour leur part accès à plus d’information grâce aux codes-barres (UPC) et codes alphanumériques. Il faut également tenir compte de la hausse d’intérêt marqué pour les produits locaux et artisanaux depuis le début de la pandémie, un phénomène qui accentue cette pression populaire.

Pourtant, la transparence et la traçabilité sont encore minimes. Sur les étiquettes et emballages de la majorité des produits, on retrouve le nom du produit, le nom et l’adresse de la compagnie qui l’a produit, transformé ou distribué, son poids net, une liste d’ingrédients, un tableau de valeurs nutritionnelles, la mention d’allergènes, une date de production et de péremption, et parfois un label, comme celui de Produit du Québec ou d’Ocean Wise. « Cet étiquetage ne permet pas aux consommateurs de connaître l’origine du produit, encore moins celui de ses ingrédients, ni comment il a été fabriqué. On ne peut pas non plus savoir s’il a par exemple subi une coupure de chaîne du froid au cours de son processus de transformation. La traçabilité de la ferme à l’assiette n’est donc pas du tout évidente », commente Imen Ben Thabet. C’est cette troisième exigence, celle du consommateur, qui n’est pas encore au point et qui, selon elle, devra être au cœur des efforts des compagnies. Comme l’indique d’ailleurs sa consœur de NSF  Carol Zweep, les règles d’étiquetage des produits alimentaires vont changer dès le 14 décembre : il y aura de nouvelles indications nutritionnelles relatives aux vraies portions de produit que l’on consomme et aux taux de gras saturés, de sucres et de sodium contenus dans les recettes.

Un nouveau mode de communication

Parallèlement à ces changements, certaines compagnies ou organisations alimentaires ont commencé à s’ouvrir à la transparence. La Fédération des producteurs d’œufs du Québec a démarré un système de codage des œufs qui permet, en entrant le code alphanumérique inscrit sur la coquille sur le site web créé dans ce but, de savoir de quelle ferme ils proviennent. Même chose pour les homards de Gaspésie, qui portent un médaillon sur lequel figure un code qui mène au professionnel qui l’a pêché. L’expert en accompagnement stratégique et commercial Pascal Leduc, qui a notamment siégé au sein de l’association Food, Health & Consumer Products of Canada, a aussi vu émerger des initiatives comme la plateforme SmartLabel, lancée il y a deux ans. « Elle contient 4000 produits participants, pour lesquels les manufacturiers partagent de l’information de façon transparente et uniforme avec les consommateurs canadiens », dit-il. Il semble cependant que les produits de beauté et santé soient les plus nombreux à l’heure actuelle sur la plateforme. De plus, 4000 produits canadiens, comparativement aux 90 000 déjà recensés aux États-Unis, ce n’est pas énorme…

Puisqu’il est dans l’air du temps et qu’il donne directement accès, sans l’intermédiaire d’un site web, à une quantité bien plus importante d’informations, le code QR commence peu à peu à se tailler une place sur le marché alimentaire. Ou du moins à susciter un intérêt, car les producteurs, transformateurs et détaillants à avoir franchi le pas sont encore rares. « La chose est étonnante, car toutes les compagnies doivent à présent se doter d’une stratégie de marketing numérique, et les possibilités d’exploitation de tels codes sont nombreuses », indique le stratège, Pascal Leduc.

La CourgerieLa Courgerie

La Courgerie

Encore balbutiant avant la pandémie, le code QR est devenu une référence dans plusieurs secteurs de l’économie. On le voit s’afficher sur des panneaux touristiques, dans des expositions, le long de circuits et d’activités. On s’attendrait donc à la voir déferler sur nos produits alimentaires. Mais ce milieu est souvent un peu plus lent à bouger que d’autres. « On savait que les codes QR existaient, mais on ne savait pas trop comment les utiliser », avoue Pascale Coutu, propriétaire de La Courgerie, dans Lanaudière, qui a testé ce système pour les circuits de son établissement. Elle a tellement aimé le concept qu’elle a décidé d’implanter des codes QR sur ses têtes de gondoles et ses produits transformés vendus par différents détaillants. « C’est un outil formidable pour accompagner le consommateur jusque chez lui avec non seulement l’information de base, mais aussi des accords, recettes et astuces. C’est vraiment le chaînon qui manquait entre les producteurs, les produits et les consommateurs ! » Elle a été guidée dans ce processus par l’entreprise MySmartJourney, qui a créé une plateforme conviviale permettant aux professionnels d’alimenter très simplement en contenus de toutes sortes des espaces numériques vers lesquels les codes QR mènent. « C’est très instinctif pour les clients comme pour les producteurs, confirme Pascale Coutu. Je peux télécharger en un clic des photos, des vidéos, des jeux-questionnaires, du son, des concours ou un bouton retour. Et je m’en sers aussi pour former mon personnel. » La productrice n’a pas été la seule à succomber au potentiel du code QR. Isabelle Lopez, de MySmartJourney, a également accompagné Les Virées gourmandes de la Montérégie, qui regroupe quelque 200 producteurs et transformateurs locaux. « Pendant la crise de la COVID-19, raconte-t-elle, on nous a donné pour mission d’amener ce circuit jusqu’à la maison en glissant dans des boîtes gourmandes un petit magazine sur lequel on retrouvait des codes QR menant aux différents produits et producteurs. Puis ces mêmes codes se sont retrouvés sur les produits eux-mêmes, car notre client s’est rendu compte que leur taux de pénétration était exceptionnel comparé à d’autres moyens de communication. »

Confiture citrouille et ananas par La CourgerieConfiture citrouille et ananas par La Courgerie

Confiture citrouille et ananas par La Courgerie

La meilleure publicité possible

Le code QR ainsi que le code NFC – une autre technologie encore plus rapide, fiable et sécuritaire appelée à se développer – s’avèrent donc très utiles pour informer et rassurer le consommateur. Dans un contexte de pénurie et de roulement important de main-d’œuvre, ils peuvent aussi servir de courroie de formation et de transmission de connaissances. « Pour les détaillants, le code QR devient également un des outils pouvant permettre l’automatisation de certains services comme les paiements et les retours, indique Pascal Leduc, car plus ces opérations seront automatisées, plus les clients auront une expérience de magasinage agréable et seront amenés à prolonger leur visite dans le commerce. » L’expert ajoute que, en Asie, le code QR est aussi proposé aux consommateurs voulant faire leur épicerie à distance, dans le métro ou au travail. « Tout cela à partir d’un téléphone intelligent et de codes QR de produits ! »

Plateforme Virées gourmandesPlateforme Virées gourmandes
Plateforme Virées gourmandesPlateforme Virées gourmandes

Mais ce n’est pas tout. À l’heure où les consommateurs s’identifient de plus en plus à des marques qui jouent le jeu de la transparence, de l’environnement et de l’éthique, mais qui souhaitent également personnaliser l’expérience client, les codes QR et NFC offrent beaucoup de possibilités. « Elles sont multiples ! confirme Isabelle Lopez. Ils peuvent fidéliser la clientèle en les dirigeant vers des idées de recettes qui les inciteront à racheter le produit. Ils se prêtent aussi à de la vente croisée ; par exemple, on proposera un accord du fromage acheté avec une bière. Enfin, le contenu auquel on accède peut varier selon les saisons ou les heures du jour, ou les repas qui sont consommés. Ils peuvent même s’intégrer à une campagne publicitaire menée par la compagnie sur plusieurs supports. Ce sont de superbes outils pour valoriser une marque, ses pratiques et ses valeurs. »

Selon l’experte, les codes QR et NFC sont également de très bons outils pour réaliser des tests et des statistiques. « On sait que des produits très populaires comme le Febreze ont été créés par Procter &  Gamble grâce à des tests continus effectués dans des familles. Alors, plutôt que d’envoyer un questionnaire typique aux clients dans lequel ils ne se reconnaissent pas automatiquement, il serait possible de leur faire tester le produit en vidéo, à même l’espace vers lequel mène le code QR, pour voir leur réaction immédiate en le dégustant. » Les détaillants eux-mêmes peuvent bénéficier de ces nouveaux modes de communication et de promotion. « Ils pourraient établir une relation unique avec chaque client selon son historique d’achats et ses préférences. Ou bien proposer des concours et des promotions de différents types », suggère Pascal Leduc. « Ou pourquoi ne pas intégrer, en plus de l’information sur le producteur et d’autres produits de la même gamme, la présentation de l’employé du magasin qui aurait préparé ou mis ce produit en rayon ? propose Isabelle Lopez. Tout cela pour rendre l’expérience de magasinage du client plus ludique et agréable. »

Les codes QR et NFC semblent donc promis à un bel avenir dans le domaine alimentaire. « Mais ils ne constituent pas les seules options à surveiller », estime Pascal Leduc, qui croit par exemple que le recours à l’intelligence artificielle va changer radicalement l’expérience des clients dans les épiceries et automatiser des processus encore assurés par un personnel de moins en moins facile à trouver. D’autres acteurs du milieu alimentaire, notamment en Europe, misent aussi sur la technologie blockchain, qui repose sur la gestion décentralisée et sécurisée de l’information à chaque étape du processus de production d’un produit. La traçabilité de ce dernier devient dès lors inaltérable, puisque chaque intermédiaire enregistre directement l’information relative à son rôle et, du même coup, s’engage à ce qu’elle soit véridique. La blockchain pourrait ainsi s’avérer une belle avenue pour rassurer les consommateurs et pousser certaines filières vers des pratiques plus éthiques et responsables, même si son rôle est plus circonscrit que celui des codes QR et NFC en matière de promotion et de marketing. De réels débouchés seront par conséquent à saisir au cours des prochaines années dans le secteur alimentaire québécois, pourvu que les résistances de ses acteurs tombent ou qu’ils ne soient pas contraints de suivre une tendance que d’autres auront amorcée avant eux. Une nouvelle ère technologique alimentaire commence…