Par Catherine Ferland, Historienne

Au Québec, un magasin général est un commerce de détail qui dessert la population d’une petite ville, d’un village ou d’une zone rurale. On utilise « général » au sens de « polyvalent » : non seulement des marchandises variées y coexistent, mais le lieu peut aussi faire office de dépôt, de bureau de poste… et de petite agora de sociabilité! S’il était omniprésent au 19e siècle et durant une bonne partie du 20e siècle, le magasin général est aujourd’hui une rareté. Mais à quand exactement remonte ce type de commerce? Comment a-t-il évolué au fil du temps? 

Magasin général de NeuvilleMagasin général de Neuville

Intérieur du magasin général de Neuville vers 1925.
BAnQ, Collection Monique MercureVézina, P157, S4, P539

Au commencement était le magasin…

Ce que nous pouvons considérer comme le tout premier magasin général est établi par nul autre que Samuel de Champlain ! Lorsqu’il accoste avec ses hommes pour fonder Québec, le 3 juillet 1608, notre homme a déjà certaines priorités en tête. Dans ses écrits, il mentionne en effet que « La première chose que nous fîmes fut le magasin pour mettre nos vivres à couvert. » Le bâtiment, entièrement fait de bois, comporte aussi « une belle cave de six pieds de haut ». 

Le magasin est reconstruit en 1633, cette fois en pierre, avec deux tourelles. Ce n’est pas une coquetterie : il s’agit d’un établissement essentiel à la vie dans la colonie! Les habitants peuvent se procurer des denrées, des semences, des outils, du vin et tout le nécessaire à leur subsistance, tandis que les tourelles servent à l’entreposage des fourrures — moteur de l’économie coloniale à cette époque, rappelons-le — avant leur exportation vers la France. Fait amusant, le magasin sert aussi de salle publique : en 1646, on y joue la pièce de théâtre Le Cid de Corneille! 

Outre ce commerce dirigé par les administrateurs coloniaux, quelques magasins surgissent ici et là dans la colonie, à mesure que se développent les villes et villages aux abords du fleuve Saint-Laurent. Ils servent parfois aussi de postes de traite. L’essor des magasins suit la démographie : là où il y a de potentiels clients, des marchands ouvrent boutique. 

Magasin général St-LaurentMagasin général St-Laurent

Le magasin St-Laurent offre des articles de marine à sa clientèle de navigateurs et de pêcheurs. Publicité dans l'album du centenaire de Rimouski, Imprimerie générale, 1929, p. xxi.

Magasin général A Labelle MontréalMagasin général A Labelle Montréal

Intérieur du magasin général A. Labelle sur la rue Jacques-Hertel, Montréal, 1910. À l'avant-plan on remarque notamment des caisses de Joliette Biscuits et de Biscuits Stuart : jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les biscuits sont livrés et vendus en vrac. BAnQ, collection Félix Barrière, P748, S1, P2692.

Marchands et clients

Quelles sont les habitudes de consommation de la clientèle du magasin général à la fin du 18e siècle? L’examen du livre de comptes de Joseph Cartier, actif à Saint-Hyacinthe entre 1794 et 1797, est très révélateur à cet effet. Le registre montre que, sur une population d’environ 2000 habitants, 317 ont un compte ouvert au magasin de Cartier : appréciable proportion! Sa clientèle est plus active durant les mois d’automne et d’hiver, ce qui s’explique par le calendrier des activités agricoles. 

Les marchandises les plus vendues sont les textiles, les denrées et les vêtements : ces catégories combinées représentent la moitié du chiffre d’affaires de Cartier. Bois, cuir, huile à lampe, harnais à cheval, poêles et chaudrons, chapeaux, souliers, coton et lainages sont au nombre des marchandises les plus recherchées. Précision digne d’intérêt : l’alcool occupe une place substantielle dans les achats effectués au magasin général. Il faut dire que, à l’époque, les boissons alcooliques servent aussi de médicaments.

Exploitant des commerces essentiels, les marchands généraux sont en bonne posture pour s’enrichir. L’exemple de Louis Gauvreau est intéressant pour apprécier les possibilités d’ascension sociale qui se présentent aux hommes d’affaires ambitieux! Gauvreau ouvre son commerce de gros et de détail en 1799 dans le faubourg Saint-Jean, à Québec. Sa clientèle se compose d’habitants et de petits commerçants de Québec, mais provenant aussi de Charlevoix et de la Beauce. Son vaste entrepôt de bois d’œuvre lui permet d’approvisionner les constructeurs de navires. Il se lance dans l’immobilier, faisant l’acquisition de divers emplacements à Québec… et devient même député́ à l’Assemblée du Bas-Canada de 1810 à 1822. 

Les carrières de marchands sont souvent longues et, dans bien des cas, il s’agit d’affaires familiales. Ce type de commerce est étroitement imbriqué dans les communautés rurales et villageoises.

Magasin général ParéMagasin général Paré

Magasin général Raymond Paré à Deschamlbault, 1978. Photographe : Bernard Vallée. BAnQ, fonds, Ministère des communications, E10, S44, SS1, D78-685.

Une visite au magasin général

Transportons-nous maintenant au tournant du 20e siècle. Que peut-on apercevoir lorsqu’on passe la porte d’un magasin général? Derrière le grand comptoir de bois s’élèvent de hautes étagères où sont exposées les marchandises, classées selon leur catégorie et leur taille. Les produits de première nécessité, notamment les denrées alimentaires, sont à l’avant-plan : des barils de farine, d’avoine et de mélasse, ainsi que de gros cruchons d’huile et de vinaigre, sont déposés à même le sol, tandis que les conserves de toutes sortes s’alignent sagement sur les rayons. Des pots de « bonbons à la cenne » trônent bien en évidence. On peut s’y procurer du tissu à la verge, du fil et des aiguilles, du savon du pays, du thé et bien d’autres choses encore. Selon les régions, l’inventaire comprendra de la moulée et des blocs de sel pour les animaux, des instruments agricoles, des articles liés à la navigation et à la pêche, ou encore des outils indispensables à l’exploitation forestière.

Fait intéressant, la modernité va s’exprimer à plusieurs égards. En raison de l’essor de l’automobile, certains magasins généraux tiennent du carburant, tandis que les produits manufacturés occupent une place grandissante, au point même de remplacer progressivement certains produits de base. Par exemple, plutôt que de se procurer les matières premières pour « faire boulange », bien des ménagères trouveront plus simple et pratique d’acheter du pain, des gâteaux et des biscuits déjà prêts… surtout en saison estivale, car cela évite de surchauffer l’intérieur de la maison!

Magasin général Rougemont Magasin général Rougemont

Magasin générale, Rougemont. Photogelatine Engraving Co. Limited, première moitié du 20e siècle. BAnQ, collection numérique de cartes postales, no 000263458.

Magasin général MontignyMagasin général Montigny

Guy de Montigny, marchand général, dans les Laurentides. Éditeur : The Valentine & Sons' Publishing Co., Montréal, fin 19e siècle. BAnQ collection numérique de cartes postales no. 0004216042

Un centre des communications : courrier et potins

En plus de ses fonctions purement commerciales, le magasin général joue aussi le rôle de forum social pour la communauté. C’est l’un des lieux les plus fréquentés, avec l’église. Dans bien des villages, il fait office de bureau de poste, ce qui génère une circulation accrue de personnes venues y récupérer lettres et colis, incluant d’ailleurs les commandes faites dans les catalogues de vente par correspondance.

Mais surtout, le sympathique petit commerce est un lieu pour s’informer des dernières nouvelles, pour discuter entre voisins… et, inévitablement, pour entendre (ou répandre !) des commérages. Il arrive que les discussions s’échauffent un brin. Pour éviter les conflits ou débordements tout en maintenant la respectabilité de leur établissement, certains marchands généraux interdisent la consommation d’alcool à leur clientèle. 

Véritable institution tout au long du 19e siècle, le magasin général est finalement détrôné par les commerces à grande surface. Il subsiste toutefois quelques irréductibles en plusieurs régions du Québec : leur vocation s’articule désormais autour de la promotion des produits du terroir et du rappel un peu nostalgique d’une époque révolue où l’on prenait le temps de « piquer une jasette » en faisant ses emplettes. Découvrez-les par ici!